Chaque année, les neuf joueurs qui atteignent la table finale du plus long tournoi du monde font le même constat : le Main Event est une compétition épuisante. L'écrasante majorité d'entre eux n'affichent qu'une vingtaine ou une trentaine d'années au compteur, ce qui ne les empêchent pas d'afficher une mine épuisée au terme des sept journées de treize heures que durent les phases préliminaires.
Que dire alors, de la prestation de Pierre Neuville et ses 72 printemps ? A la naissance des joueurs les plus âgés de la finale du Main Event 2014, le Belge fêtait déjà son 41ème anniversaire. Du haut de nos trente et quelques années, Il nous est tout simplement impossible d'imaginer les émotions et les sensations qui ont traversé le retraité tout au long de ce marathon, et l'état de fatigue dans lequel il se trouvait ce soir au moment de savourer son exploit. C'est quelque chose que nous ne pourrons pas apprécier et comprendre avant un bon bout de temps.
Et c'est d'ailleurs un Pierre Neuville frais, alerte et malicieux que nous avons retrouvé peu après le dénouement de la journée, galvanisé par les évènements et ravi de nous en dire un peu plus sur son état d'esprit. "J'ai été nerveux durant une dizaine de minutes, à la fin. Je n'avais pas de cartes. Le reste de la journée, j'étais d'accord pour prendre des risques, mais lorsque je me suis rendu que je n'avais pas réllement besoin de jouer pour devenir November Nine, j'ai décidé de ne plus jouer. C'est d'ailleurs pour cela que je n'ai pas misé sur la rivière avec ma quinte. Je n'étais pas max. En face, l'autre avait lui le jeu max, il était déçu."
C'est en janvier 2008 que nous avons découvert Pierre Neuville. Retraité après une longue carrière passée dans l'industrie des jeux de plateau. Il venait de quitter son poste de vice-président chez le géant Hasbro, auquel il avait vendu sa propre société de jeux en 1982, 23 ans après l'avoir fondée. Enfin libéré de ses contraintes professionnelles, Neuville pouvait revenir à ses premières amours, en l'ocurrence le poker, qu'il pratiquait déjà quarante ans plus tôt dans ses années étudiantes. Ses premières vacances en tant que retraité eurent donc lieu au Bahamas, et se soldèrent pas une accession en demi-finales de la PCA. Dès lors, Neuville allait entamer un long voyage quasiment ininterrompu à travers toute l'Europe du poker (plus le pélenirage estival aux WSOP), déroulant une succession semble t-il sans fin de places payées, finales et victoires. Jusqu'à ce soir, avec une accession en table finale du plus gros tournoi du monde qui sonne comme un consécration. "C'est un accomplissement pour moi, après plusieurs années pendant lesquelles je n'ai jamais cessé de travailler mon poker. Je suis sûrement l'un des amateurs les plus passionnés au monde !"
Il y a trois mois, devant tout le gratin du poker du Vieux Continent rassemblé à Malte pour la cérémonie des Trophées du Poker Européen, Neuville recevait un Award récompensant l'ensemble de sa carrière, marquée par deux secondes places à l'European Poker Tour, et une seconde place aux World Series of Poker, avec en filigrane une série record de 23 qualifications online successives aux tournois de l'European Poker Tour. "Je suis désolé de vous l'annoncer, mais ce n'est pas terminé", déclara t-il à l'assemblée, comme pour remarquer sur la nature nécrologique de ce genre de distinction. La suite s'est révélée prémonitoire.
Connu de beaucoup pour sa gentillesse et son fair play à table, Neuville a trouvé le bon mot lorsqu'on lui a demandé quel était son favori en finale, ou plutôt le joueur qu'il craignait le plus. "Je vais probablement terminer deuxième, comme d'habitude !" Avant d'ajouter que ses adversaires les plus dangereux étaient probablement Joe McKeehen et "le joueur chic" [Max Steinberg].
Pierre Neuville passera les trois mois le séparant de la finale à se préparer avec son épouse Claudine. "C'est mon coach personnel : tous les matins, elle m'emmène faire du fitness, s'occuppe de mon régime alimentaire, et on fait du sport ensemble. Je vais continuer de me concentrer sur mon mental. Je ne vais pas beaucoup jouer au poker, à part m'entraîner un peu online et l'EPT Barcelone." Qu'en pense Claudine ? "Il va sûrement gagner. Je suis très content pour lui, car je sais qu'il l'est. Il ne voulait pas jouer le Main Event, et regardez où on en est !"
"Les gens de mon âge ont l'air plus vieux que moi, le poker me conserve bien !", rigolait Neuville devant les journalistes tendant leurs dictaphones. Johnny Moss, l'une des premières légendes de notre jeu préféré, était âgé de 81 ans lorsqu'il remporta son dixième et dernier bracelet de Champion du Monde au Binion's Horseshoe à la fin des années 80. Dans notre monde moderne du poker dominé par les vingtenaires biberonnés au jeu sur Internet, on répète ad nauseam la formule usée : la valeur n'attend pas le nombre des années. En novembre, Pierre Neuville reviendra à Las Vegas pour prouver qu'à l'inverse, cette valeur n'est en rien usée par le nombre des années.